“ La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde - du point de vue purement théorique – un terrible désordre des âmes: c’est un commerce avec des fantômes , non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer?”
(Kafka, Lettres à Milena)
Un petit essai sur le livre "Lettres à Théo"
Vincent Van Gogh, un étranger pour lui-même, un "suicidé" de la societé.
Une lettre de peintre. C’est le lieu où est recueillie la parole d’un artiste qui s’exprime sur sa toile par d’autres moyens que la langue : il y a un vocabulaire, une syntaxe, un style propre à la peinture, mais qui se donnent dans le silence du regard et du geste. Or, la lettre est le moment où le peintre se repose de cet heroïsme silencieux du regard : c’est là où il a besoin de s’expliquer, de se justifier, de se défendre, de se plaindre.
Le livre “Lettres à Théo” est un recueil de lettres. C’est là où l’artiste écrit son autoportrait en mots, se déshabille dans les lignes de fuite de son texte intense et inlassable. Pendant presque toute sa vie, Vincent Willem Van Gogh a échangé sa correspondance avec son frère Théodore Van Gogh, son cadet de quatre ans. L’échange de lettres parmi les frères a commencé à l’adolescence, et a continué sans interruption jusqu’à la mort. Vincent a écrit environ 900 lettres, 550 en néerlandais et 350 en français. Ce livre est un choix de quelques lettres.
Lire Van Gogh, parfois, peut être comme se lire soi même. Qui ne s'est jamais senti complètement fou, comme cette personne solitaire « à mourir » ? Qui n’a pas dessiné son autoportrait à l’intérieur de soi même, devant cette société qui délimite nos actions, réactions et conduites acceptables pour une personne "normale" ? La grande différence entre Vincent et les autres personnes de ce grand cirque qui est notre société est qu'il n’a pas joué le jeu. Et le prix de ne pas jouer le jeu dans cette société est la condamnation à la folie. La condamnation à mort. L’être humain est un être social. On est ce que la société détermine qui on est (ou qui on “doit être”). La mort des relations sociales est la mort de la nature humaine.
Van Gogh a été une personne complètement solitaire. Fermé sur lui-même. Il ne se sentait à l’aise qu’avec des misérables. C’était parmi eux qu’il cherchait de la compagnie, avec les ouvriers, les mineurs, les prostituées de la ville. Les valeurs de la société, il les trouvait médiocres. Van Gogh se refusait à suivre les conventions imposées. Il a commencé même les études théologiques à l’université d’Amsterdam, mais ça n’a duré que dix mois.
“Je préfère mourir de mort naturelle plutôt que de me laisser préparer à la mort par l’Académie, et il m’arrive de recevoir d’un tâcheron des leçons qui me semblent plus utiles que des leçons de grec.”
Il s'est maintenu toujours fidèle à sa propre vérité, et donc c’est pour ça qu’il a été condamné par ses contemporains et par sa famille. Son confident, Théo, a été la seule personne qui est arrivée jusqu'à son âme, à sa vérité admise.
“…Nous restions quelque chose l’un pour l’autre, plutôt que de nous comporter comme des cadavres, d’autant plus que cela frise l’hypocrisie, sinon la niaserie, de faire le cadavre avant d’avoir acquis le droit à ce titre par un décès légal. Je songe à la niaiserie d’un gamin de quatorze ans qui s’imaginerait que sa dignité et son rang social l’obligent à porter un haut de forme.”
Tel le personnage Meursault du roman "L'étranger" d'Albert Camus, Van Gogh a été un étranger pour lui-même, un étranger dans la société. Cependant, son humanité est énormément touchante. Sa sensibilité, son amour, ce sont des points qui lui donnent l’équilibre, ou plutôt, la force pour tenir le coup.
“ La vie est un mystère, et l’amour en est un autre au coeur du premier. Rester pareil à soi même, c’est la seule chose qu’on ne fasse pas au sens littéral du terme, tandis que les changements constituent un phénomène comparable au flux et aux reflux qui, somme toute, ne modifient en rien la mer elle même.”
Parler de Van Gogh, plutôt que de parler de la société et de la sensibilité, c’est parler de Dieu. La parole de Dieu et l’évangile sont, pendant longtemps, souvent un appui pour lui.
“Ayez plus d’espérance que de souvenirs; ce qu’il y a eu de sérieux et de béni dans votre vie passée n’est pas perdu; ne vous occupez donc plus, vous le retrouverez ailleurs, mais avancez. – Toutes ces choses sont devenues nouvelles em Jésus – Christ.”
Pendant quelque temps Vincent a été un prédicateur des mineurs du Borinage en Belgique, mais il n’a pas réussi à suivre ce chemin professionnel, on disait qu'il n’avait pas le don de la parole. Il a tellement cru dans la parole biblique, qu’il a vraiment vécu comme dit la bible : Van Gogh disait souvent que la vie est pareil à un champ de blé, on sème, on cultive durement, mais la récolte n'est pas pour ce monde.
La principale préoccupation des lettres sera peu à peu la question de la folie, il cherchait à se situer par rapport à elle. La maladie psychique s’est manifestée sous la forme de crises récurrentes. Vincent écrivait et peignait entre chaque crise, et analysait aussi ce que signifiait cette intermittence de la santé et de nombreuses reprises. Il affirmait qu’il n’était pas fou en dehors de ses crises, et espérait que ses crises elles-mêmes, qui lui faisaient horriblement peur, tendraient à s’espacer.
Après ces premières crises, Vincent a souffert de l’hostilité des gens de la ville où il vivait, Arles, au sud de la France. On voit bien dans la correspondance de Van Gogh son acceptation, ou son changement progressif de la pensée par rapport à sa liberté : “Je désire rester interné autant pour ma propre tranquilité que pour celle des autres”. Il s’est renfermé de plus en plus sur lui-même, puisque la société ne l’acceptait plus. Van Gogh a été un “suicidé de la société”. Il insistait à dire que nous vivons dans une époque de névrosés et que l’art, au contraire, est un puissant contre-poison, que loin de la société on retrouverait des forces vitales. Vincent situait la santé propre de la peinture sur le terrain de la pensée et de l’abstraction. C’est juste pour ça qu’il est, à mon avis, un grand génie. Il a été conscient pendant toute l'évolution de sa maladie psychique, il ne s’est jamais éloigné de sa santé artistique, d’ailleurs, il a insisté en disant plusieurs fois que sa folie n’était pas dans le domaine de l’art.
Van Gogh a réussi à voir le monde à travers l’art, avec son coeur, le reproduire avec son incomparable sensibilité. Et en plus, par sa parole dans les lettres, il a fixé l’hostilité de ses contemporains par rapport à son genie et par rapport à son art, à cause de l’incompréhension. Il n’y avait encore personne qui était arrivé à son niveau spirituel et qui était en condition de comprendre son oeuvre. La société l’a condamné à la folie, et la folie, ouvertement à l’hostilité de cette société. Et c'est exactement la mort de la sociabilité naturelle d’un homme qui est sa condamnation à mort.